Suse, Perse,
330 av. J.-C.
L’heure tant redoutée était enfin arrivée et Philopas avait l’impression qu’un poing de glace lui étreignait le cœur. Son père ne s’était pas trompé. Il avait la gorge sèche, mais n’osait pas toucher le gobelet de vin posé devant lui. Il fallait qu’il garde les idées claires.
Alexandre parlait toujours aux officiers rassemblés dans la salle du trône de Suse. Cent guerriers valeureux qui avaient mille fois fait leurs preuves, et qui fixaient résolument le sol de peur de croiser le regard de leur roi aux yeux maquillés.
Seul Philopas osait garder la tête haute. Le visage d’Alexandre s’ornait désormais d’une moustache d’ocre clair et ses lèvres étaient rouge sang. La couronne or et ivoire de Darius vissée sur le front, il avait revêtu les amples soieries traditionnellement préférées par les empereurs perses.
Comment avait-on pu en arriver là ?
Alexandre avait conquis l’empire et intégré l’armée vaincue à ses rangs, nommant généraux et satrapes perses. Et, pour légitimer sa prise de pouvoir, il avait épousé la fille de Darius, Roxane.
Qu’il n’avait jamais appelée pour réchauffer sa couche.
Philopas observa les officiers rassemblés, lisant clairement la nervosité et la crainte sur leurs traits. Une fois encore, Alexandre évoquait la traîtrise au sein de son entourage, promettant de trouver et de châtier ceux qui lui étaient déloyaux. La veille seulement, soixante soldats macédoniens avaient été fouettés à mort pour mutinerie. Mais leur crime réel était bien moindre : ils avaient simplement osé demander quand ils pourraient enfin rentrer chez eux. Ils avaient rejoint l’armée pour libérer les cités grecques d’Asie Mineure, et non pour conquérir le monde sous les ordres d’un dément assoiffé de pouvoir.
Cinq jours plus tôt, Alexandre avait eu une vision lui indiquant que ses officiers s’apprêtaient à le tuer. Les coupables lui étaient apparus, et six hommes avaient été garrottés, dont Théoparlis, le général des Porte-Boucliers. Philopas n’avait jamais apprécié ce dernier, mais personne ne pouvait mettre en doute sa légendaire loyauté.
Depuis le départ d’Hépheston, le roi se comportait bizarrement, et ses brusques accès de fureur étaient le plus souvent suivis de longs silences. Au début, les officiers avaient fait semblant de ne rien voir. Tous savaient que leur souverain possédait des dons faisant de lui un être à part, mais jamais son comportement sanguinaire n’avait autant pris le dessus. Le nouvel Alexandre qu’ils voyaient peu à peu émerger les terrifiait.
Dans les premiers temps, ils avaient évoqué la transformation entre eux mais, quand les mises à mort avaient commencé, une telle peur s’était emparée des généraux que même les meilleurs amis du monde évitaient de se retrouver en privé, de crainte d’être accusés de complot contre l’empereur.
Et, trois jours plus tôt, on avait basculé dans la démence la plus totale.
Parménion et la Seconde Armée avaient fini par prendre la ville d’Élam, ou plutôt le conseil de la cité avait accepté de négocier sa reddition. Le strategos avait fait envoyer le contenu de la trésorerie d’Élam – quelque quatre-vingt mille talents d’argent – à Alexandre, mais celui-ci lui avait répondu de massacrer tous les habitants jusqu’au dernier, hommes, femmes et enfants.
Stupéfait par un tel ordre, Parménion avait envoyé un messager afin de confirmer son authenticité.
Philopas, Ptolémée, Cassandre et Cratère avaient été convoqués d’urgence au palais. À leur arrivée, ils avaient trouvé un Alexandre furieux toisant le cadavre d’un adolescent.
« Je suis entouré de traîtres, avait rugi le souverain. Parménion refuse d’obéir aux ordres de son empereur. »
Philopas avait regardé la dépouille du jeune messager, qui ne devait pas avoir plus de quinze ans. Son épée était toujours au fourreau, mais la dague d’Alexandre lui avait perforé le cœur.
« Tu t’es toujours élevé contre ton père, Philo. J’aurais dû t’écouter plus tôt. Ce vieillard sénile ose se dresser contre moi, tu entends ? Contre moi !
— Qu’a-t-il fait, sire ?
— Il a refusé de châtier les rebelles d’Élam. » Philopas avait senti son sang se glacer dans ses veines. Toute sa vie durant, il avait cru qu’il finirait par devenir roi, encouragé par les promesses de la seule personne qui l’ait jamais aimé, sa mère Phèdre. Mais au cours de l’année précédente, ses certitudes s’étaient peu à peu effritées, rongées par une froide réalité qui s’attachait à briser ses espoirs et ses ambitions. N’ayant pas le charisme d’un Philippe ou d’un Alexandre, ni l’intelligence d’un Parménion, il n’avait jamais pu inspirer les soldats qui combattaient sous ses ordres. Enfin, il avait fini par comprendre que les rêves de sa mère n’étaient que pure folie.
Nul royaume, nulle gloire pour Philopas. Son père ne s’était pas trompé. Il avait bâti son avenir sur du vent. Et maintenant ? s’était-il demandé. S’il gardait le silence, Parménion se ferait assassiner, mais Philo resterait général du roi… tandis que prendre la parole revenait à les condamner tous les deux. Pendant quelques atroces instants d’indécision, il avait senti sa gorge se serrer et son cœur se mettre à battre follement dans sa poitrine. Mourir ou survivre ? Un homme encore jeune pouvait-il se permettre d’hésiter ?
« Alors, Philo ? »
Le roi le regardait fixement et il n’avait pu se retenir de trembler.
« Parménion n’est pas un traître », avait-il répondu, son choix fait.
« Alors, tu es contre moi, toi aussi ? Tu l’auras voulu. Ôtez-lui ses armes. Dès demain, il répondra de sa trahison devant ses camarades. »
Cratère et Ptolémée avaient emmené Philopas jusqu’aux cellules creusées dans les souterrains du palais. Pas un mot n’avait été prononcé jusqu’à ce que Ptolémée s’apprête à refermer la porte de la minuscule prison. « Ptolémée !
— Oui, Philo ?
— Je voudrais envoyer un message à mon père.
— Je ne peux pas, le roi me tuerait.
— Je comprends. »
La cellule exiguë ne possédait pas la moindre fenêtre et une totale obscurité y régnait une fois la porte fermée. Philopas avait dû chercher sa paillasse à tâtons avant de pouvoir s’allonger.
Nikki et Hector étaient déjà morts, et leur aîné les aurait rejoints d’ici quelques heures.
« J’aurais voulu mieux te connaître, père », s’était-il exclamé d’une voix tremblante.
Malgré sa peur, il s’était endormi, pour être réveillé par les targettes que l’on ouvrait brusquement. Un pinceau de lumière était entré dans la cellule et il avait cligné des yeux tandis que des hommes en armes se saisissaient de lui.
« Debout, traître ! »
Poussé sans douceur dans le couloir, il avait été conduit jusqu’à la salle du trône, où tout le monde attendait son procès.
La voix stridente du roi le ramena à l’instant présent.
« Philopas et son père me doivent tout, affirmait un Alexandre rouge de colère. Et comment me remercient-ils de ma générosité ? Ils complotent pour me supplanter. Quelle est la rançon d’une telle traîtrise ?
— La mort ! » répondirent les officiers. Philopas ne put s’empêcher de sourire. Quelques jours plus tôt, lui aussi avait réclamé le même sort pour Théoparlis. Il se leva lentement et tous les yeux se tournèrent vers lui.
« Qu’as-tu à dire avant l’exécution de la sentence ? lui demanda Alexandre.
— Que voudrais-tu que je dise ? » rétorqua calmement Philo, le regard planté dans les yeux dorés de l’empereur.
« Ne veux-tu pas nier ta traîtrise ou implorer ma clémence ? »
Le général éclata de rire.
« Tu es le seul ici à pouvoir croire que Parménion oserait un jour se retourner contre toi, fit-il d’une voix forte. Quant à moi, je n’ai pas de défense à t’opposer, car si un homme aussi loyal que Théoparlis a été jugé coupable, quelle chance puis-je avoir ? Je t’ai toujours suivi et je me suis tenu à tes côtés au cours de toutes tes batailles… des batailles que mon père a remportées pour toi. Mes deux frères sont morts afin de te permettre de monter sur ce trône. Je ne devrais pas avoir à me défendre, mais que tous sachent que Parménion n’est pas un traître. Tu l’as chargé de prendre une cité et il l’a fait. Puis tu lui as ordonné de mettre à mort tous les habitants de cette ville, femmes et enfants compris, pour faire un exemple. Il est normal qu’il ait refusé, tout Grec digne de ce nom aurait fait de même. Seul un dément peut vouloir commettre une telle atrocité.
— Condamné par ta propre bouche ! vociféra Alexandre en se levant de son trône. Par tous les dieux, je vais te tuer moi-même !
— Comme tu as tué Clétas ? »
La dague du roi décrivit un arc en direction de la gorge du Macédonien, mais ce dernier effectua un pas de côté et riposta instinctivement en assenant un coup de poing dans le menton d’Alexandre. Le monarque tituba et lâcha son arme, que Philo ramassa prestement avant de se jeter sur son adversaire. Les deux hommes tombèrent lourdement par terre et la tête d’Alexandre heurta le marbre. La pointe de la dague trouva son larynx et Philopas banda ses muscles pour l’enfoncer jusqu’à la garde.
À cet instant, les yeux de l’empereur possédé reprirent la couleur aigue-marine qu’ils n’avaient plus eue depuis si longtemps.
« Qu’est-ce qui m’arrive, Philo ? » geignit-il piteusement.
Le fils de Parménion hésita et une lance plongea dans son dos. Il se cabra brusquement sous le coup de la douleur et un second garde l’acheva en lui plantant son épée dans la poitrine.
Un flot de sang jaillit de la bouche du mourant, qui s’effondra à côté d’un Alexandre en état de choc. Le roi se releva rapidement et s’éloigna du cadavre.
« Où est Hépheston ? s’affola-t-il. J’ai besoin de lui !
— Il est parti, sire, lui dit Cratère en s’approchant. Vous l’avez envoyé chercher Dame Aïda, à Rhodes.
— Rhodes ?
— Je vais vous ramener dans vos appartements, sire.
— Oui… oui… Où est Parménion ?
— Toujours à Élam, sire. Mais ne vous faites plus de souci à son sujet, il sera mort dès demain. J’ai envoyé trois de nos meilleurs hommes. »
Alexandre lâcha un gémissement de désolation. Au plus profond de son esprit, il sentait le Dieu Noir qui luttait farouchement pour balayer ses dernières défenses. Mais il résista à l’assaut et inspira profondément. « Conduis-moi aux écuries, décida-t-il.
— Les écuries ? s’étonna le général. Pourquoi donc, sire ?
— Il faut que je les arrête, Cratère.
— Vous ne pouvez pas partir seul, vous avez des ennemis partout. »
Le roi regarda son ami droit dans les yeux. « Je ne suis pas fou, Cratère, l’assura-t-il. Mais il y a un… démon en moi, tu comprends ?
— Un démon. Oui, sire. Venez vous reposer. Je vais envoyer chercher votre médecin.
— Tu ne me crois pas ? Non, bien sûr… Lâche-moi ! »
Repoussant son officier, il s’élança dans le long couloir débouchant sur une cour baignée de soleil. Deux soldats se mirent au garde-à-vous en l’apercevant, mais il ne leur accorda pas la moindre attention. Sans ralentir l’allure, il s’engagea sur la route bordée d’arbres menant aux écuries royales.
Bucéphale se trouvait dans l’enclos est, sa tête se leva lorsque son maître apparut. « Viens me rejoindre ! » l’appela Alexandre. L’étalon noir se rapprocha de la clôture, que le roi ouvrit brusquement avant de sauter sur le dos de son fidèle compagnon.
Entendant crier dans son dos, il vit que Cratère et d’autres officiers s’étaient lancés à sa poursuite.
Sans les attendre, il piqua des deux et Bucéphale bondit en direction du sud-est. Traversant le parc royal, il prit la route d’Élam. La cité était distante d’une soixantaine de milles, et la voie permettant de l’atteindre devenait moins praticable lorsque l’on entrait dans les collines rocailleuses.
Alexandre savait que le relief accidenté de la région accueillait des tribus de pillards qui s’attaquaient aux caravanes de passage, mais il n’y pensa même pas. Il n’avait qu’une seule idée en tête, sauver l’homme qui avait risqué sa vie pour lui dans le monde de l’Enchantement avant de lui prodiguer ses conseils au cours des décennies qui avaient suivi. Un homme qui était aujourd’hui menacé par des assassins…
Envoyés par moi !
Non, pas par moi ! Jamais !
Comment avait-il pu faire preuve de tant de stupidité ? Dès l’instant où son père lui avait accidentellement arraché l’amulette magique, il avait senti l’éveil du Dieu Noir. Mais il s’était cru capable de dompter l’Esprit du Chaos et d’utiliser ses pouvoirs à son avantage. Qu’il ait seulement pu penser une chose pareille était une nouvelle preuve des facultés de manipulation de son ennemi juré.
Kadmilos ! Alors même qu’il songeait au démon qui l’habitait, il sentait ses griffes se planter dans son âme pour l’attirer de nouveau dans les limbes et submerger sa conscience…
« Non ! hurla-t-il en guise de défi. Pas cette fois ! »
Tu m’appartiens, résonna la voix dans son esprit.
« Jamais ! »
Pour toujours, au contraire. Regarde, Alexandre, et tu sauras ce que désespoir veut dire.
Les recoins secrets de sa mémoire s’ouvrirent et il assista de nouveau au meurtre de Philippe mais, surtout, il se revit la nuit précédente, en compagnie de Pausanias, l’incitant à se venger.
« Quand je serai roi, je te récompenserai au-delà de toutes tes espérances », s’entendit-il promettre au favori éconduit.
Pauvre Pausanias, le nargua Kadmilos. Comme il a pu être naïf ! As-tu goûté la surprise qui était la sienne quand tu as enjambé le corps sans vie de Philippe pour lui plonger ta lame en plein cœur ?
L’esprit d’Alexandre vacilla sous le choc, la vision s’imposa à lui dans toute sa véracité. Des années durant, il s’était menti, terrifié à l’idée d’affronter la réalité. D’autres images tourbillonnèrent dans son esprit : la mort et la mutilation de la femme et du bébé de Philippe, l’assassinat de Clétas et de Mothac, l’exécution du loyal et fidèle Théoparlis…
Il poussa un long cri de détresse et le démon rieur revint à la charge.
« Non ! protesta Alexandre. C’est toi qui es la cause de tout cela, pas moi ! »
Cessant de penser à la haine et à la terreur que lui inspirait Kadmilos, il enfouit au plus profond de lui-même la culpabilité que la succession de scènes avait fait naître et s’obligea à repousser son agresseur.
Tu ne me résisteras pas longtemps, susurra le Dieu Noir. Il faudra bien que tu dormes, et alors, je reprendrai l’ascendant.
Il avait raison, mais Alexandre s’empêcha d’y penser. La lâcheté dont le démon avait fait preuve en fuyant devant la dague de Philo avait offert au roi une dernière chance de rédemption. Seul Parménion importait désormais.
Le destrier noir avalait les milles sans paraître ressentir les effets de la fatigue et l’écho de son galop se réverbérait entre les collines.
« Doux Zeus, fais que j’arrive à temps », supplia Alexandre.